Les contes et légendes de Bretagne, porteurs d’une mémoire spirituelle identitaire armoricaine, celtique et bretonne multimillénaire.
Les terribles soucis du seigneur de Kergoat, le secours de ses trois filles.
Il était une fois un beau château-fort niché sur une colline surplombant une rivière et entouré d’un bois, en Haute Cornouaille. On l’appelait le château de Kergoat, et il appartenait à un seigneur qui avait été, dans sa jeunesse, un héros de la guerre contre ces maudits Français qui ne cessaient de vouloir s’emparer de la Bretagne. Mais il était désormais devenu vieux et sa vigueur autrefois si grande ne cessait de lui faire défaut et de le trahir. Le seigneur de Kergoat avait été largement récompensé par le roi de Bretagne pour ses prouesses et les services rendus au royaume, mais avait aussi contracté de ce fait des devoirs envers ce dernier. Comme il avait six fils et trois filles, chacun de ses fils devait, à l’âge de 18 ans, se rendre l’un après l’autre, tout harnaché et équipé, à Rennes pour se mettre au service du roi de Bretagne. Ce que firent les cinq premiers sans aucune difficulté. Mais le sixième n’était qu’un vaurien, qui s’enfuit un jour après avoir dérobé de l’argent à son père, et ne reparut plus jamais au château. Le vieux seigneur était désespéré à l’idée d’être déshonoré par son benjamin. Il lui restait cependant encore trois filles, Argantael, Gwenn et Levenez, qui étaient toutes plus belles les unes que les autres et aimaient leur vieux père de toute leur âme. Comme elles avaient remarqué le trouble qui oppressait le cœur de ce dernier, elles le questionnèrent à ce sujet et surent ainsi la cause de ses soucis. L’une après l’autre alors, elles proposèrent alors à ce dernier de se substituer à leur frère défaillant afin de sauver l’honneur de la famille. La première, Argantael, se mit en route et parvint bientôt à une fontaine située au fond d’une forêt aussi profonde que sombre, auprès de laquelle se tenait une petite vieille courbée sous le poids des ans, toute dépenaillée et édentée, laide à faire peur. Cette dernière lui demanda l’aumône. Mais Argantael était peu généreuse et dédaigna de répondre favorablement à la demande de l’horrible gwrac’h, alors qu’elle avait été richement dotée, habillée et équipée pour le service du roi. Mais peu après cette rencontre singulière et tandis qu’elle poursuivait sa route, un homme de grande taille, vêtu d’un manteau et d’un chapeau noir, lui barra le chemin, saisit les rênes de son cheval et exigea d’elle qu’elle lui remette sa bourse, à peine de perdre la vie. Argantael affolée lui jeta alors sa bourse en pâture et rentra dare-dare à la maison toute penaude. La cadette, Gwenn, tenta elle aussi l’expérience mais subit le même sort que son aînée. Il ne restait donc plus que Levenez, la plus jeune, la plus jolie, la plus tendre envers son père dont elle était la préférée. Levenez n’avait que seize ans, mais elle avait grandi et mûri, et avait acquis de l’esprit plus que son père ne le supposait. Bien qu’elle ne fût apparemment qu’une enfant, il se résolut avec beaucoup de réticence à la laisser partir devant l’insistance de cette dernière, qui se prépara mieux que ses aînées en prenant notamment quelques bonnes leçons d’escrime. Levenez rencontra à son tour la petite vieille édentée près de la fontaine, à laquelle elle donna la moitié de son or et avec laquelle elle partagea sa pitance par bon cœur. A la suite de quoi la vieille lui dit qu’elle était très touchée par la bonté de la jeune jouvencelle, et qu’elle pouvait lui être plus tard d’un grand secours. Il suffirait pour cela à Levenez de l’appeler en cas de besoin. Plus tard, Levenez rencontre également le grand homme au manteau et au chapeau noir. Mais au lieu de s’enfuir lorsqu’il la menace de lui prendre la vie si elle refuse de lui donner son argent, elle tire hardiment son épée, désarme et blesse le vilain brigand au bras. Comme celui-ci crie de douleur, elle se précipite à son secours en lavant et pansant sa blessure pour découvrir… que le malandrin en question n’était nul autre que son père déguisé ! Lequel se confond en excuses auprès de sa fille chérie, tout en lui expliquant qu’il voulait par ce stratagème tester son courage comme il l’avait fait pour celui de ses sœurs avant elle. Et Levenez seule avait démontré qu’elle possédait à la fois un cœur généreux et le courage d’un lion, pour son plus grand bonheur. Superficiellement blessé, le vieux seigneur rasséréné pour la suite embrasse sa fille, la remet sur le chemin de Rennes et retourne au château par un raccourci connu de lui seul. Levenez arrive donc à Rennes où elle est introduite à la cour du roi. A sa grande surprise, elle découvre que celui-ci est un homme jeune de vingt-quatre ans : c’est que le vieux roi vient tout juste de mourir, laissant le trône à son jeune fils. Le roi de Bretagne se déclare enchanté de la venue du dernier fils du seigneur de Kergoat, qu’il n’attendait plus. Car Levenez se fait appeler par tous Yann de Kergoat. Il décide, au vu de la silhouette fluette de celui qu’il croit être un jeune homme, d’en faire un page de la reine sa belle-mère. Car la vraie mère du roi était morte alors qu’il était encore en bas âge et, son père s’étant remarié, il avait été élevé par sa belle-mère qui exerçait une forte influence sur lui.
Au début, tout se passa bien, car Levenez alias Yann de Kergoat était aimable, serviable et obéissant et ne traînait pas dans les rues et les tavernes mal famées de Rennes comme bien d’autres, ce qui plut à la reine-mère. Mais cela ne dura pas. Car celle-ci avait la manie de jouer les entremetteuses et s’avisa un jour que Yann de Kergoat était un époux tout désigné pour une de ses demoiselles d’atour, une jeune et belle héritière (pennhêrez) issue d’une famille noble du Léon, riche et honorable. On se doute de l’embarras de la pauvre Levenez ! « Yann » de Kergoat ne peut que balbutier qu’il a voué sa vie à Dieu et qu’il ne peut se marier de ce fait. Mais la reine-mère prend mal la chose. Elle déteste qu’on lui résiste et prend le refus du jeune chevalier pour une marque de mépris envers elle et la jouvencelle qu’elle a choisie pour lui. Dès lors, elle suscite de l’animosité envers notre malheureuse héroïne dans le cœur du roi, qui décide de mettre son page à l’épreuve.
Comment Levenez triomphe de la double triple épreuve qui lui est imposée, l’aide de la gwrac’h, l’heureux dénouement.
Le roi décide donc de mettre Levenez alias Yann de Kergoat face à un choix difficile : soit il se plie au caprice de la reine-mère ; soit il remporte avec succès trois épreuves. Son sort sera sans cela scellé par l’expression bretonne consacrée « ne vo nemet ar marv evitañ » (). La malheureuse Levenez, alias Yann de Kergoat, n’a évidemment pas le choix, la loi sur le mariage pour tous étant impensable dans la Bretagne de l’époque…
Sa première épreuve consiste à ramener, pieds et poings liés, le terrible sorcier Merlik au roi. Merlik, sans doute un souvenir de Merlin l’enchanteur, est un grand sorcier chenu et barbu qui vit une vie sauvage dans la forêt. Un « fou du bois » dans la tradition celto-bretonne, ici décrit comme un magicien terrifiant et dangereux. Notre héroïne, dans un premier temps désespérée, se souvient brusquement alors de la petite vieille. Elle l’appelle, et à peine a-t-elle prononcé les paroles « Gwrac’hig ar c’hoad, gwrac’hig ar c’hoad, deuit d’am skoazellañ ervat » () que la vieille apparaît. Elle est bien sûr au courant de tout, et elle s’avère de bon conseil, en lui expliquant comment s’y prendre pour s’emparer de Merlik. Et dès le lendemain, Levenez alias Yann de Kergoat s’en va trouver le roi, qui lui avait promis de lui donner tout ce dont il/elle aurait besoin pour parvenir au bout de sa mission. Elle demande une solide cage montée sur des roues et pouvant être fermée de l’extérieur, mais non ouverte de l’intérieur ; et toutes sortes de mets délicieux préparés par le chef du château. Et enfin des oiseaux du maître-oiseleur. Une fois tout cela obtenu, Levenez alias Yann de Kergoat se rend dans la forêt où vit Merlik, dispose la cage ouverte avec à l’intérieur une table couverte des délicieux mets préparés par le cuisinier du roi et va se cacher dans un buisson de houx avec les oiseaux. Merlik arrive, inspecte les environs, jette une pierre dans le buisson pour voir ce qu’il y a là et, rassuré par l’envol d’oiseaux qui s’ensuit et ne soupçonnant de présence humaine, rentre dans la cage pour se rassasier. Là-dessus, comme on s’en doute, la porte se ferme et Merlik ne parvient pas à s’en délivrer. Il est ramené alors à Rennes par Levenez alias Yann de Kergoat accompagné de son page. Et le peuple acclame Levenez alias Yann de Kergoat, devenue le nouveau héros du royaume.
Mais notre héroïne n’est toujours pas pour autant arrivée au bout de ses peines. Le roi lui demande maintenant de tuer le Grand Cerf (ar C’harv Meur), un terrible animal géant qui terrorise le pays. Une fois encore, Levenez alias Yann de Kergoat fait appel à la petite vieille rencontrée au début de sa quête. Celle-ci lui explique comment tuer ce terrible monstre : il suffit de le provoquer, de le faire charger puis, lorsqu’il ne se trouve plus qu’à quelques mètres, de tracer trois croix au sol. Celles-ci contraindront le cerf à stopper net, ce qui sera l’occasion de lui tirer une flèche à bout portant en plein dans la tâche blanche (bailh) qu’il porte sur le front. C’est en effet son seul point faible, son talon d’Achille, sa takad gwiridik. Levenez alias Yann de Kergoat applique ce plan et sa flèche tue net le Grand Cerf (ar C’harv Meur). Et sa renommée s’en trouve encore accrue, ce qui rend la reine-mère encore plus furieuse. Elle se mit alors en tête l’idée que le roi se devait d’épouser la fille du roi des Indes, un pays dans lequel on trouvait autant de pierres précieuses que de galets sur les plages de Bretagne. Notre héroïne repart donc à l’aventure, non sans s’être préalablement concertée avec son amie, la petite vieille édentée de la fontaine du bois. Elle demande au roi tout ce que la gwrac’h lui a recommandé de prendre. Puis elle prend le large, en route pour les Indes, à la tête d’une flottille de trois bateaux battant fièrement pavillon breton. En route, sa flotte est brusquement arrêtée par un énorme poisson noir monstrueux. Lequel lui explique être le roi des poissons, et que son peuple est en train de mourir de faim. Qu’à cela ne tienne, Levenez alias Yann de Kergoat fait alors jeter à l’eau toute la cargaison du vaisseau de tête, qui consistait en nourriture pour poissons, comme le lui avait recommandé la gwrac’h. En reconnaissance de quoi le roi des poissons promet à Levenez alias Yann de Kergoat de voler à son secours en cas de besoin. Il lui donne à cet effet une conque dans laquelle il lui suffit de souffler pour l’appeler. Plus tard, la flotte bretonne accoste une île pour refaire le plein d’eau. Celle-ci est peuplée d’oies et de canard en train de mourir de faim. Un des oiseaux aborde alors Levenez alias Yann de Kergoat et lui dit être le roi des oies et des canards en le suppliant de venir à l’aide de son peuple. Notre héroïne fait alors décharger la cargaison du second navire, qui est justement, sur recommandation de la gwrac’h, de la nourriture pour des oies et des canards. En reconnaissance de quoi le roi des oies et des canards promet à Levenez alias Yann de Kergoat de voler à son secours en cas de besoin. Il lui donne à cet effet une plume dans laquelle il lui suffit de souffler pour l’appeler. Ils débarquèrent enfin en Inde, pour se trouver néanmoins d’abord dans un pays aride et désertique peuplé seulement de fourmis mourant de faim. Et là à nouveau, à la demande de la reine des fourmis, Levenez alias Yann de Kergoat fait débarquer la cargaison du troisième et dernier bateau, de la nourriture pour fourmis. La reine des fourmis lui donne alors une courte paille, dans laquelle il lui suffit de souffler pour l’appeler à l’aide.
La flottille de Levenez alias Yann de Kergoat finit par arriver en Inde à bon port. Les Bretons y découvrent une ville magnifique au milieu de laquelle trône le palais de la princesse convoitée. Levenez alias Yann de Kergoat obtient une audience et peut ainsi soumettre la demande de son maître auprès de la princesse. Mais celle-ci hésite à donner son accord comme cela. C’est pourquoi elle met comme condition à son consentement le passage avec succès de deux épreuves par Levenez alias Yann de Kergoat. La première consiste à assécher un lac situé derrière sa capitale, ce à quoi aucun ingénieur du royaume n’était jamais parvenu. Levenez alias Yann de Kergoat fait alors appel au roi des oies et des canards, dont le peuple vide le lac en moins de deux. Puis Levenez alias Yann de Kergoat doit trier les grains jetés pêle-mêle par des serviteurs peu soigneux dans l’énorme grenier de la princesse. Levenez alias Yann de Kergoat fait alors appel à la reine des fourmis, dont le peuple remet tout ça en bon ordre en deux temps trois mouvements. La princesse indienne doit finalement se résoudre à accepter le mariage, et est bientôt amenée en Bretagne par la flotte bretonne. Mais à peine arrivée, elle déclare au roi de Bretagne qu’elle ne peut l’épouser que s’il peut lui rendre la clé d’un petit coffre qui est à elle, et qui est malheureusement tombée à l’eau pendant la traversée. Et cette mission est bien entendue confiée par le roi à son plus fidèle serviteur, Levenez alias Yann de Kergoat. Il ne reste plus à notre héroïne qu’à faire appel au roi des poissons, dont les sujets ne tardent pas à trouver ladite clé.
Levenez alias Yann de Kergoat remet donc la clé entre les mains du roi, ayant enfin remporté sa troisième et dernière épreuve. C’est là que Merlik le sorcier chante à tue-tête dans tout le palais, que Yann de Kergoat est Levenez, la fille benjamine du seigneur de Kergoat. Il l’avait déjà chanté lorsque Levenez l’avait amené à Rennes, mais personne ne l’avait alors cru. Le roi n’en pouvant plus, demande à Yann de Kergoat si cela est vrai. Et Levenez avoue alors la supercherie et en explique les raisons au roi, implorant son pardon. Le roi ému décida alors que Levenez était la plus courageuse et la plus belle fille de Bretagne, et qu’il n’en épouserait aucune autre. La princesse indienne dut retourner désappointée dans son pays, et la reine-mère en mourut de dépit.
Fulup Perc’hirin.